Force de vente

Entre tradition et modernité, l’efficacité commerciale aujourd’hui. Entretien avec Nicolas Caron

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Les ressorts de l’efficacité commerciale n’ont pas de secrets pour Nicolas Caron ! Passionné par les métiers de la vente, il a cofondé avec Frédéric Vendeuvre, en 2003, le cabinet de formation commerciale et de conseil Halifax Consulting. Leurs équipes accompagnent chaque année des milliers de commerciaux des plus grandes entreprises internationales partout en Europe, en Asie et sur le continent américain.

Nous avons eu envie de rencontrer Nicolas après avoir lu son ouvrage « Lève-toi et vends ! », un livre à la fois souriant et percutant que tous les commerciaux – et même les non commerciaux – soucieux d’efficacité et de performance devraient s’empresser de lire !

Nicolas, est-ce que vous pouvez nous présenter Halifax Consulting et la manière dont vous intervenez dans les entreprises ?

Halifax Consulting est une société spécialisée dans la performance commerciale. À l’origine, nous intervenions uniquement dans le domaine de la formation commerciale. Année après année, notre spectre d’intervention s’est élargi. A la formation, s’est ajoutée l’implémentation, pour nous assurer que les méthodes proposées sont bien mises en œuvre, dans la durée, par les forces commerciales et les managers qui les accompagnent. Ensuite, remontant la chaîne, nous avons développé l’évaluation : avant de mettre en place des programmes de formation, nous évaluons les personnes concernées afin d’adapter les programmes à leurs besoins. Enfin, nous avons maintenant une brique conseil pour accompagner les directions qui se posent des questions sur l’organisation de leur force de vente, leurs process et la définition des fonctions commerciales.

Halifax intervient dans ces quatre domaines, encore beaucoup en présentiel, avec des consultants experts, mais de plus en plus aussi avec des solutions digitales qui nous permettent d’accélérer les déploiements. Dernière caractéristique, notre empreinte à l’international s’étend de plus en plus : mon associé, Frédéric Vendeuvre, passe une grosse partie de son temps à sillonner le monde pour développer notre réseau. On est quasiment présents partout maintenant, en Amérique du Sud et du Nord, en Asie et en Europe évidemment.

Vous avez aussi une activité importante d’auteur. Est-ce que vous pouvez nous en dire un mot ?

Oui, c’est effectivement une autre des caractéristiques de Halifax : nous écrivons beaucoup. Je ne suis pas le seul. Depuis 16 ans qu’Halifax a été créé, je pense que nous avons publié un ouvrage par an. C’est pour nous une forme de R&D, un moyen de renouveler nos méthodes. Un des premiers, – « Vendre aux clients difficiles » – en est à sa 5ème édition ! Et quand je compare la première version à la dernière, il est évident que beaucoup de choses ont sensiblement évolué. Le petit dernier s’appelle « Lève-toi et vends » et c’est celui qui nous vaut de nous rencontrer aujourd’hui.

Rétrospectivement, depuis la création d’Halifax Consulting, qu’est-ce qui a le plus changé dans les métiers de la vente et dans les organisations commerciales ?

Au niveau des organisations, je note une tendance de plus en plus marquée à la segmentation. Nombre d’entreprises ont, par exemple, mis en place des équipes KAM (Key Account Management) ou GAM (Global Account Management) très structurées, très professionnelles, centrées sur les clients stratégiques. Nous organisons d’ailleurs tous les ans un symposium du Key Account Management et, tous les ans, l’audience augmente ; tous les ans, nous avons de nouveaux témoignages de la sophistication des organisations mises en place pour répondre aux attentes des clients les plus importants, les clients stratégiques.

A l’autre extrémité du spectre, on trouve aussi de plus en plus d’équipes sédentaires et de télévendeurs, pour adresser les clients qui ne sont pas les plus stratégiques, mais qui sont souvent très nombreux. On ne peut évidemment pas les négliger, mais on est obligé de les traiter d’une façon économique – plus économique en tout cas que de se déplacer à chaque fois. Cette dichotomie est l’une des évolutions les plus notables de ces dernières années.

La géographie joue-t-elle toujours un rôle dans la structuration des portefeuilles des commerciaux ?

Oui, au niveau français en tout cas. Nos clients ont encore très souvent des directeurs régionaux, des directeurs de zone, etc. Dans beaucoup de métiers, on continue à avoir besoin d’une proximité géographique avec les clients pour les suivre, les satisfaire, répondre à leurs questions… La proximité demeure une clé de segmentation des forces commerciales tout à fait pertinente.

Dans Lève-toi et vends, vous utilisez l’expression « taper dans la ZIM ». Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par là ?

Taper dans la ZIM, c’est une boutade que j’ai développée afin de rappeler aux commerciaux qu’ils doivent être très vigilants sur la façon dont ils organisent leur temps et leurs actions. La ZIM, c’est tout simplement la Zone d’Impact Maximum. Ça m’est venu d’une citation de Lee Iacocca, un ancien patron de Chrysler : « Si vous voulez faire un bon usage de votre temps, vous devez savoir ce qui est le plus important et y donner tout ce que vous avez. »

Et en fait, ce qu’on observe, c’est que tous les commerciaux de la terre savent très bien ce qui est le plus important pour eux ! Ils le savent, mais parfois ils font semblant de ne pas le savoir. On tourne autour, on fait semblant, on s’occupe… et on oublie de faire le plus souvent possible, avec la plus grande intensité possible ce qui compte vraiment pour faire du business : être auprès de ses clients, proactif, apporter de la valeur ajoutée, donner des idées neuves… Plus on le fait souvent, plus on fait de business. C’est, si j’ose dire, aussi simple que ça. Et « taper dans la ZIM », c’est précisément faire ça.

La géographie a-t-elle de l’importance pour taper dans la ZIM ?

Je dirais oui et non… Parce que si, étant commercial, je me concentre sur ce qui est le plus important pour moi, je dois voir en priorité des clients à potentiel. Si je fais 8 heures de route pour voir un client stratégique avec un énorme potentiel, c’est bien : là, je tape dans la ZIM. Mais si je fais 8 heures de route pour voir un client qui n’a pas de potentiel, c’est sans doute une erreur… Tout l’art est évidemment de mixer les critères et de toujours se poser la question de la rentabilité de son temps. L’utilisation optimum du temps doit être une obsession du commercial.

Pourtant, d’après les rapports que publie annuellement Salesforce, le temps que les vendeurs consacrent vraiment à vendre diminue et se rapproche dangereusement de seulement un tiers. Comment l’expliquez-vous ? Est-ce une fatalité ?

On pourrait presque dire que c’est une fatalité. Ces statistiques existent depuis très longtemps et, il y a quelques années, je me souviens que ça tournait autour de 40 %. repartition-temps-forces-de-venteAujourd’hui, on est à 34 %…

Alors, comment ça s’explique ? Il y a d’abord une question de management : est-ce qu’on aide ou est-ce qu’on rappelle aux commerciaux comment, justement, taper dans la ZIM le plus souvent possible ? Peter Drucker, un des plus grands théoriciens du management du XXe siècle, disait : « il faut quand même bien convenir que ce qu’on appelle management consiste à empêcher les gens de faire leur travail correctement ». J’adore cette phrase ! Parce que, effectivement, quand vous regardez l’immense majorité des commerciaux et les attentes qu’on a vis-à-vis d’eux au quotidien, bien souvent les structures qui leur reprochent de ne pas être suffisamment sur le terrain les inondent de choses diverses et variées à faire qui les détournent de leurs priorités. Au niveau de management, il y a là une piste à suivre, je pense…

Dans un métier où la priorité est d’être le plus souvent possible face au client, l’affectation optimum du temps est aussi une responsabilité personnelle.

Ensuite, il y a une propension, peut-être de plus en plus forte, à la dispersion dans le travail. En 1983, dans L’art du temps, Jean-Louis Servan-Schreiber expliquait que les cadres français étaient dérangés en moyenne une fois toutes les 13 minutes ! Je vous laisse imaginer où l’on en est aujourd’hui… Donc, si l’on n’est pas très vigilant, très sérieux sur l’affectation de son temps, encore une fois, on se disperse. C’est en partie l’affaire du management mais, dans un métier où la priorité est d’être le plus souvent possible face au client, l’affectation optimum du temps est aussi une responsabilité personnelle.

Le troisième facteur d’explication est l’inflation des outils. Ils sont souvent très pertinents, très utiles, mais peuvent laisser penser à certaines forces commerciales que le job va se faire tout seul… Tout ce qui tourne autour de l’inbound marketing, de la génération de leads… c’est très intéressant et nécessaire, bien sûr ! Mais il y a quand même un moment où il faut passer à l’acte. Attendre que les leads tombent n’a jamais suffi… Le travail du commercial est de les convertir. C’est à lui de faire ce travail, pas aux outils.

Parmi les outils, on pense évidemment au CRM, bénédiction ou bête noire des commerciaux selon la façon dont il est utilisé… Quel est le son de cloche que vous entendez le plus souvent sur le CRM ?

C’est souvent la deuxième option qui revient. Je vois partout des managers qui luttent quotidiennement pour que leurs commerciaux utilisent le CRM ! Malheureusement, le CRM est encore souvent vécu comme un outil de flicage, alors qu’il devrait être le meilleur ami du commercial. A ce titre, ce devait être la première chose qu’il regarde le matin et la dernière chose qu’il regarde le soir. Les CRM actuels sont des outils fantastiques avec des tas d’options qui devraient permettre d’être très efficace. Utiliser le CRM devrait être une hygiène quotidienne : j’y entre tous mes leads, je sais quand je dois les rappeler, je sais ce qui a été partagé par mes collègues, par le marketing… Il y a des tas de sources de productivité à en tirer. Mais pour ça, il ne faut pas faire les choses à moitié, il faut jouer le jeu, faire le geste à fond. Dès lors que vous comprenez que c’est une aide pour faire du business, alors vous l’utilisez tous les jours ! Ça devient un reflexe naturel.

Vous écrivez dans votre dernier ouvrage que « les meilleurs commerciaux sont ceux qui font ce que les autres n’ont pas le temps de faire ». Comment s’y prennent-ils ? Et que font-ils de plus ?

C’est quelque chose que je répète à l’envi depuis que j’ai démarré cette carrière. C’est une évidence : dans une entreprise, alors que le marché est le même pour tous et que les clients se ressemblent, certains commerciaux réussissent et d’autres pas. Et ce n’est pas qu’une question de « talent » ! C’est exactement comme dans le sport : on s’ébaubit devant la victoire, devant le « talent » du joueur qui vient de gagner. Ce qui devrait susciter l’admiration, c’est tout le boulot qui a mené à cette victoire – et qu’on oublie.

Aujourd’hui, dans la plupart des secteurs, la concurrence n’est pas entre l’entreprise A et l’entreprise B, mais entre le commercial de l’entreprise A et le commercial de l’entreprise B.

Il n’y a pas de secret : les commerciaux qui réussissent sont ceux qui considèrent ce métier comme un vrai métier, qui font l’effort de préparer sérieusement, qui se demandent toujours quelle valeur ajoutée ils vont pouvoir apporter à leurs clients, qui se soucient de ne pas leur faire perdre leur temps et qui, pour toutes ces raisons, arrivent à laisser leur empreinte chez les clients. Parce que, finalement, aujourd’hui, dans la plupart des secteurs, la concurrence n’est pas entre l’entreprise A et l’entreprise B, mais entre le commercial de l’entreprise A et le commercial de l’entreprise B. Quand après avoir vu ces deux commerciaux, je me dis « cette boîte est top », en réalité ce n’est pas à la boîte que je pense, mais au commercial.

Pour résumer, les meilleurs commerciaux sont ceux qui font à fond la partie cachée. Je les compare à des canards : on a l’impression qu’ils sourient et qu’ils avancent sans effort, mais sous l’eau, ils pédalent ! Pour les commerciaux, c’est pareil : les « meilleurs » sont avenants, souriants, agréables, mais ils pédalent – et ils pédalent plus que les autres. Ça ne se voit pas, mais ils bossent et ils font le nécessaire pour être au top.

Ces « meilleurs » commerciaux, qui ont plus d’impact sur leurs clients et clients potentiels, ont-ils une autre gestion du temps que les moins bons ?

Oui, absolument ! Ce sont des gens rigoureux dans leur organisation. Être le plus souvent possible au bon moment au bon endroit, c’est de la gestion du temps. Préparer plus que les autres, c’est de la gestion de son temps. Et le contraire d’une bonne gestion de son temps, c’est la dispersion permanente, le zapping, le papillonnage…  Les commerciaux qui font la différence appliquent trois principes simples :

Le premier est de respecter des séquences de travail homogènes. Il suffit d’aller dans les bureaux pour voir que les gens passent sans arrêt d’une tâche à l’autre. On ne peut pas progresser sérieusement sur quelque chose sans se concentrer un minimum. Donc, respecter un temps d’une heure pour travailler sur un sujet et préparer vraiment un dossier, on peut dire que ce n’est quand même pas le bout du monde. Ce qui est le bout du monde, c’est d’arriver à fermer son téléphone. Les commerciaux ne sont pas des médecins urgentistes qui doivent répondre à n’importe quelle sollicitation à la seconde ! Donc, c’est une question d’état d’esprit : les gens doivent apprendre à se concentrer. Et se concentrer vraiment, ça permet de faire beaucoup plus de choses et de faire justement ce que les autres n’ont pas le temps de faire. C’est le premier principe.

Le contraire d’une bonne gestion de son temps, c’est la dispersion permanente, le zapping, le papillonnage…

Le deuxième est que « faire très bien des choses idiotes est idiot»… Pas besoin de chercher très longtemps pour voir des gens qui font très bien des choses idiotes – c’est-à-dire des choses qu’ils aiment faire, mais qui n’ont pas de valeur ajoutée, pas d’impact, qui ne provoquent pas de retour sur investissement pour le business. Il faut apprendre à faire le tri entre ce qui me fait plaisir et ce qui est vraiment efficace et fait avancer le business.

Le troisième, c’est que les gens détestent perdre leur temps tout seuls… Donc, ils viennent vous voir ! Il faut savoir s’en protéger… C’est très bien d’être sociable, mais il y a un moment où il faut mettre des barrières et ne pas accepter les diversions du matin au soir.

La pression des outils technologiques ne va pas se réduire… Qu’est ce qui va faire la différence pour le commercial de demain ? Les outils ou autre chose ?

Je ne parlerai pas de « pression » des outils. Les outils ne vont pas contre la finalité du métier. Ce qui est problématique, c’est de se contenter de les utiliser en surface en s’imaginant qu’ils vont changer la vie. Nous avons aujourd’hui des outils absolument merveilleux, qui permettent de faire des choses dont on a toujours rêvé et qu’on n’osait ou ne pouvait pas faire. Dans notre métier de la formation, par exemple, les principes que nous mettons en place aujourd’hui, je les avais en tête il y a 20 ans. Sauf qu’il y a 20 ans, je ne pouvais pas les mettre en œuvre. Il faut se saisir des outils et les utiliser à fond.

Dans tous les métiers qui vont être affectés par l’intelligence artificielle, ce qui fera la différence, ce sera justement la culture générale, la prise de hauteur.

On entend souvent des patrons dire « nos jeunes commerciaux n’ont pas assez de culture générale ». Partagez-vous ce point de vue ?

Oui, je le partage. Et je pense que cela ne concerne pas que les commerciaux… Dans tous les métiers qui vont être affectés par l’intelligence artificielle, qui va révolutionner nombre de métiers, ce qui fera la différence, ce sera justement la culture générale, la prise de hauteur. Ce qui va être remplacé par l’IA, ce sont les gestes techniques que les machines font beaucoup plus vite que nous. Mais la culture générale, le pouvoir de la discussion, de l’empathie, de la compréhension, le goût du challenge, tout cela restera dans les mains du commercial, et dans les mains des autres métiers. Cela passe par cette prise de recul et de hauteur qui vient de la culture générale que l’on a, au-delà de son expertise technique. Ce n’est pas l’un ou l’autre, il faut les deux.

Si je comprends bien, les outils sont des alliés, mais ne changent pas les fondamentaux du métier…

Les outils ne suffisent pas. C’est vrai dans tous les domaines. Récemment, ma fille a fait un mémoire sur l’architecture japonaise. Et son mémoire s’intitule « Entre tradition et modernité ». Quand j’ai vu son titre, je me suis dit « mais c’est exactement la même chose pour nous ! ». Aujourd’hui faire du business, c’est être entre tradition et modernité : ne pas avoir peur et capitaliser sur tous les outils qu’on nous propose et qui peuvent nous aider à aller beaucoup plus vite sur certaines fonctions, sur certaines tâches ; sans oublier la tradition, c’est-à-dire les fondamentaux de la vente, du commerce. Parce que les outils ne font rien sans que nous les accompagnions, sans que nous sachions les optimiser. Mais pour ça, il faut avoir les réflexes business fondamentaux, mais aussi la culture générale, l’entregent, la passion, l’enthousiasme et puis l’abnégation pour pousser ses affaires jusqu’au bout.